Akouvi

Par Raymond

En classe de sixième, j'ai fait la connaissance d'Akouvi. Elle était un peu timide, coiffée à la garçonne et très naturelle. Je lui trouvais un charme fou. Elle rêvait de devenir avocate, et moi médecin. En cours, nous étions toujours assis à côté. À cette époque, nous habitions tous les deux chez nos parents respectifs.

Akouvi était issue d’une famille pauvre. Son papa passait son temps à jouer aux dés et à boire dans les bars. Sa maman subvenait seule aux besoins de la maison. Lorsqu'elle mourut d'une maladie foudroyante, le père fut incapable de payer la scolarité de sa fille. Akouvi se retrouva donc renvoyée des cours. Elle devint, du jour au lendemain, marchande ambulante au grand marché de Lomé. Une bassine remplie de « pure waters » sur la tête, elle vendait de l'eau en sachet : « Essi ! Essi fafa yadé ! De l’eau ! De l’eau glacée ! ».

J’allai la voir un mercredi après midi. Après un long moment passé à la



chercher, sa silhouette m’apparut au bout d’une ruelle. Je vis avec tristesse qu’elle portait des vêtements usés. Lorsqu’elle me reconnut, son visage s’éclaira. Je l’invitai à s’asseoir à l’ombre.

Elle m’expliqua que vendre de l’eau n’était pas facile, mais que grâce à cela, elle pourrait reprendre l’école. Elle me raconta ensuite qu’un dénommé Gagnon – le mot signifie « l'argent est bon » en Ewe – avait raccompagné un soir son père alors qu'il était complètement saoul. Elle ajouta qu'il était tellement laid que jamais aucune femme n’en voudrait pour mari. Devant rentrer faire mes devoirs, je ne lui laissai pas le temps de m’en dire davantage. J’ignorai en la quittant que je ne la reverrai plus.

À la même période, l'ambiance se dégrada à la maison. Mes parents décidèrent de se séparer. Le divorce prononcé, ma mère partit s’installer à l’étranger. Elle me laissa seul avec mon père. Tout s'écroula dans ma tête. J’oubliai Akouvi et le reste. Trois ans plus tard, après que les choses se soient tassées, je repensai à elle. Je lui rendis visite.



Dans la cour de la maison, un enfant courut à ma rencontre :
– Bonjour, je viens voir Akouvi. Est-ce qu'elle est là ?
– Je ne la connais pas ! Je suis nouveau. Demandez à côté.
Le voisin qui me reconnut aussitôt, eut un ton embarrassé : « Akouvi n’est plus là, vous arrivez trop tard ! La malchance s’est abattue sur la maison le jour où son père l'a donnée en mariage à Gagnon ».
– Akouvi a épousé Gagnon !

Devinant que j’avais déjà entendu parler de lui, le voisin entra dans les détails :
– Gagnon venait souvent voir le père d’Akouvi. Il arriva un jour à l'improviste alors que la petite était en train de faire le ménage. La voyant si dévouée, il tomba sous son charme et l’envie de l’épouser lui traversa l’esprit. Gagnon était fortuné. Conscient du dénuement de la famille, il fit part de son intention au père. Il recevrait en échange de l’argent et des cadeaux. Leur arrangement conclu, Gagnon et le père d’Akouvi fixèrent la date du mariage.
– Mais elle avait quinze ans. Ce mariage était illégal ! Pourquoi n'avez-vous



rien dit ?
– Parce que personne n’en a rien su...

Il reprit après un silence :
– La veille du jour de la dot, le père annonça à sa fille que son mariage avec Gagnon aurait lieu le lendemain et qu'elle allait devoir quitter la maison familiale. Akouvi l'écouta sans dire un mot. Plutôt que de se voir mariée de force, elle décida de prendre la fuite en pleine nuit. Comme convenu, le jour suivant, le jeune homme arriva dans la matinée avec toute sa famille. Après les présentations d'usage, le père appela la promise pour la remettre à son mari. C’est ainsi que l'on découvrit sa disparition. Gagnon et les siens durent alors repartir comme ils étaient venus !
– Le mariage a donc été annulé. J'espère qu'Akouvi s'en est rapidement sortie ?
– Hélas, la vie ne lui en a pas laissé le temps. Alors qu'elle passait la nuit dans la rue sous un abri de fortune, elle fut surprise dans son sommeil par un



groupe de jeunes malfaiteurs. Frappée, violée, puis laissée pour morte, on la transporta à l’hôpital où elle succomba à ses blessures. Réalisant l’erreur qu’il avait commise, le père partit à la recherche de sa fille. Il finit par apprendre le crime dont elle avait été victime dans un commissariat de la ville. Rongé par le remord, ne supportant plus de vivre avec la mort de sa fille sur la conscience, il mit subitement fin à ses jours. Aujourd’hui, il ne reste plus personne. Toute la famille a disparu.

Je remerciai le voisin et rentrai chez moi. Je m'enfermai dans ma chambre durant plusieurs jours, et ne cessai plus de penser à ma très chère Akouvi, au tragique destin qui avait été le sien.

golfe de guinée