Yaluna

Par Sheyenne

Je m’appelle Yaluna, et je viens de la lune. Je voudrais vous raconter l’histoire d’Aigle de la nuit. Il est le chef de la vaste forêt qui entoure Kourou. Il parle aux grands arbres et aux animaux sauvages. Il communique aussi avec les ancêtres de notre peuple. C’est pour cela que j’ai l’impression qu’il a des milliers d’années. Ce n’est pas lui qui le dit, mais c’est mon peuple qui voit cela en lui. Moi, je n’en sais trop rien.

Aujourd’hui, Aigle de la Nuit a décidé de construire un carbet, une hutte couverte de palmes dans le village communautaire de Kuwano. C’est pour cela qu’il emporte son malaka dans la forêt. C’est un instrument de musique qui sert à appeler les esprits, une calebasse avec des graines à l’intérieur. Assis dans la clairière autour de lui, nous écoutons son invocation tandis qu’il fait tourner son instrument :
- Ko hï bolé ga sé yakouwal. Ko hï bolé ga sé yakouwal.



C’est un chant sacré que je dois garder secret. Nous le regardons tous ensuite préparer son oulémali, l’écorce d’arbre que les chamanes fument pour laisser l’esprit parler à travers eux. Lorsque notre chef est prêt, il entend l’esprit lui demander :
- Mo po sa sé ? Est-ce que tu perçois la vision ?
- Wo po sa sé p+y+. Oui esprit, j’ai la vision.

Le chef de la forêt chante alors pour le remercier. Nous nous levons pour danser car la construction du carbet de notre communauté va pouvoir commencer.

Le lendemain à l’aube, nous partons avec nos sabres à la recherche du palmier wasséï. En file indienne derrière Aigle de la nuit, nous nous enfonçons dans la moiteur de la forêt profonde. Sous nos pieds nus, nous saluons les caresses des feuilles. Les picolettes, de petits oiseaux au chant très beau, nous regardent passer. Elles n’ont jamais eu peur de nous. Les picolettes sont nos amies.



Après une bonne heure marche, nous apercevons enfin des palmiers wasséï au milieu d’une nappe d’eau dormante. Comme le veut notre coutume, Aigle de la nuit entre le premier dedans. Quand l’eau lui parvient à la taille, il disparaît soudain de la surface pour en ressurgir aussitôt. Je ris parce qu’il me fait penser à un grand obonon, à un canard sauvage des savanes en train de s’ébrouer. Nous le rejoignons tous dans l’eau et nous nous mettons au travail. Nous tranchons les palmes avec nos sabres. Lorsqu’elles flottent, nombreuses, sur la nappe brune, le moment de rentrer est venu. Nous chargeons alors les palmes sur notre dos.

De retour sur le lieu indiqué par l’esprit, Aigle de la nuit nous invite à les tresser avant qu’elles ne commencent à sécher. Quelques heures plus tard, les wachalou - ce mot kali’na désigne les palmes tressées - forment une immense nappe verte. Aigle de la nuit nous remercie pour le travail accompli. Nous nous séparons, joyeux, dans le soleil couchant.



Nous nous retrouvons quatre jours plus tard. Les wachalou sont sèches. Tandis que les hommes les placent sur l’ossature en bois du carbet, les femmes préparent le repas. Moi, je joue. Je dessine sur les joues des enfants de jolis traits rouges avec du roukou, cette poudre colorante que nous utilisons pour dessiner. Il m’a suffi d’aller cueillir le fruit sur l’arbre et d’écraser délicatement les petites graines qu’il contenait entre les doigts.

Nous partageons au déjeuner du wakalou avec de la kassave, c’est à dire du poisson grillé avec des galettes de manioc que nous trempons dans un jus de cachilipo. À la fin du repas, alors que nous nous passons la calebasse de cachiri frais pour nous désaltérer, Aigle de la nuit lève lentement la main. Nous nous taisons pour l'écouter :
- Le carbet est maintenant presque achevé, nous félicite-t-il. Nous l’inaugurerons à la dernière pleine lune de ce shiliko.

guyane