Dreyfus,Véga et moi

Par Elodie


Allongée dans le hamac, je souris, je ris... Ici, le monde entier : Amérindiens, Indiens, Créoles, Français, Anglais, Italiens, Germains, Africains, Chinois, Japonais, Surinamiens, Brésiliens, Colombiens, Dominicains, et j‛en oublie.. Comme aux États-Unis, it‛s a « real melting-pot, my friend » ! Mes ancêtres, eux, sont de la perle des Antilles ou, si vous préférez, d’Hispaniola. Je viens donc de cette petite île aujourd’hui appelée Haïti mais je suis née ici, en Guyane.

Face à la mer, les yeux plongés dans le bleu du ciel, j’imagine une comète fendre l‛atmosphère. Elle porte le nom de Véga. Elle a pour acolytes deux célèbres aérolithes : Soyouz et Ariane. Sous les alizés, bercée par le vent qui chatouille les cocotiers chargés de fruits et le bruit répétitif des vagues qui meurent sur le sable, je me relaxe.


Au large, trois petits îlots paradisiaques dont la faune et la flore luxuriantes flottent sur une mer sans tache. Suis-je au paradis ? Pas sûr... car au cœur de ce cadre idyllique, depuis la plage des roches d‛où je les aperçois, l’ancienne vigie du bagne projette toujours son ombre sur les eaux. L‛ironie de l‛histoire veut qu’elle s‛appelle « Tour Dreyfus ». Je ne suis pas vraiment certaine que ce titre de reconnaissance posthume convienne au valeureux capitaine de l’île du Diable.

Comme Dreyfus jadis emmuré dans sa case, je suis retenue prisonnière, et je soupire en fixant cet horizon au bout duquel j‛imagine le bout du monde. Il me semble être comme un de ces aras bariolés que les gens d‛ici se plaisent à mettre en cage. L’envie de voler de mes propres ailes, ce désir de voyager, de connaître autre chose, est plus forte que tout.


Les pieds dans l'eau, du sable entre les orteils, les yeux fermés, je m’éloigne mentalement du rivage. Portée par les vents alizés, je vole d’un bout à l’autre du monde. Les tours de Shanghai, la foule de Tokyo, la dame de la Liberté, les moaï de l’île de Pâques... J’explore, sourire aux lèvres, l’immensité du monde. Je visite des lieux mythiques et merveilleux.

Lorsque j’ouvre les yeux, l’azur a revêtu sa robe marine parsemée d'étoiles diamantées. Dans la cage dorée qui m’empêche de goûter à la liberté, je pense à toi, Dreyfus, qui fut si seul et si abandonné de tous. Demain, pour toi, une étoile partira.

Rouge, orange, bleu. La chromatique du ciel indique que le soleil va commencer sa course. Dans l’aube naissante, une étoile s'élève vers les cieux. Juchée sur une marche, j’assiste le cœur confiant et léger, au premier décollage de Véga. Libérée du poids de la pesanteur, elle accomplit mon rêve. Mais lorsque Véga disparaît au loin, mon coeur redevient attristé.


La routine écrasante du jour reprend le dessus. Je repense à toi, Dreyfus, et également à vous, mes aïeux esclaves, qui furent enchaînés. Mais comment parvenir à survivre à l’enfer ? D’où tirer le courage d’accomplir le travail forcé ? Songiez-vous comme moi présentement ? Songiez-vous aussi à l’ailleurs ? Tandis qu’à l’extérieur, des trombes d'eau s’écrasent au sol, le coeur pleure. Il a froid. Au-dedans et au-dehors, se déverse un torrent de tristesse.

Changer d’air. Je prends la route. C’est une longue route rectiligne avec pour paysage, de grands arbres centenaires enracinés dans notre terre rouge si fertile. Bercée dans la voiture par de beaux souvenirs, je finis par m’endormir. J'affiche un sourire au réveil. Il est doux comme du sirop de canne mélangé à du rhum blanc.


La magie opère sur la plage d’Awala où, entre mer et sable, les tortues géantes viennent donner la vie aux générations futures, lesquelles un jour à leur tour, quitteront les eaux profondes des océans pour accomplir le même rituel.

Face au miracle de la naissance des tortues, je réalise que je suis moi aussi, attachée à cette longue chaîne qu’est la vie. Et cette pensée rend soudain, la cage dorée qui m’emprisonne étonnamment supportable. Je me sens comme étrangement libre.

guyane