Fusées

Par Evanson


6:00 Le réveil sonne. Je traîne au lit. Cet après-midi, je vais visiter le centre spatial guyanais avec le groupe des « Écritures de la Terre » auquel j’appartiens, et je ne voudrais rater ça pour rien au monde. Depuis que je rêve de savoir comment les ingénieurs construisent les fusées... Zut, déjà 6:20 et j’ai cours de géographie à 7:00.

8:00 Ce que nous raconte le professeur depuis une heure ne m’intéresse pas. Après tout, ce n’est pas de ma faute si l’idée de la base m’obsède. J’essaie quand même de me concentrer. Le professeur nous explique justement que la Guyane est située sur le continent sud-américain, qu’elle est surtout occupée par la forêt, que ses habitants vivent principalement sur le littoral, que son économie est basée sur le tertiaire... et que l’activité spatiale lui procure énormément d’emplois.


Et c’est reparti : j’imagine la grandeur de la base, ses installations sophistiquées, les personnes bien habillées qui y travaillent...

12:00 La sonnerie retentit dans le lycée. Le déjeuner rapidement avalé à la cantine, je retrouve une demi heure plus tard, le groupe des «Écritures de la Terre» devant le lycée. Nous sommes tous d’autant plus impatients que le car de la base qui doit venir nous chercher se fait méchamment attendre :
  - Le voilà ! s’exclame soudain Djès.

Djès est un bon ami. Dans la cour du lycée, il nous arrive de nous retrouver sous le kiosque pour y jouer aux cartes. Djès est fin et longiligne. Certains, épatés par sa taille, l’appellent « le géant » mais ce n’est pas par moquerie. Au lycée Monnerville, nous nous respectons tous. Chacun accepte les particularités de chacun.


12:45 Djès va s’installer au fond avec les autres pour blaguer. Moi, je prends d’assaut la place derrière le chauffeur pour ne rien rater du voyage. Je connais déjà la route. Pendant les vacances, je vais jouer au football avec des amis près de la base. Lorsque dans le dernier virage, la fusée apparaît au loin, sur mon siège, je décolle de joie. C’est la plus belle Ariane que j’ai jamais vue. Le bus se rapproche, la dépasse sans même ralentir et se gare pour finir sur un vaste parking. J’attends Djès à la sortie :
  - Impressionnant d’être ici ! dis-je émerveillé.

 - Et on n’a encore rien vu !

13:07 Notre groupe traverse le parvis en direction d’un grand bâtiment sur lequel est écrit « Musée de l’espace », puis au-dessous, en plus petit, visites - cafétéria - boutique. Devant, il y a une dizaine de touristes avec des appareils photographiques. Pendant que les autres courent se mitrailler avec leurs téléphones portables devant la fusée à l’entrée de la base, Djès et moi décidons d’aller voir la boutique. À l’intérieur, nous n’en croyons pas nos yeux !


Il y a des fusées partout : des fusées en bois sculpté, des fusées en cartes postales, des fusées en porte-clefs, des fusées en tee-shirts, des fusées en casquettes !
Une dame en blanc nous fait un beau sourire derrière son comptoir caisse. Nous le lui rendons poliment. Parvenus au fond du magasin, Djès m’entraîne dans la cafétéria. Il stoppe devant un énorme distributeur de café, de thé, de sodas, de jus de fruits, de barrettes de chocolats, de biscuits caramélisés et de je ne sais plus quoi. Il dit : « Si j’avais su, j’aurais pris des sous ! J’ai rien mangé à midi. »

13:22 Notre accompagnatrice nous fait de grands signes sur le parvis : «Le bus du circuit Soyouz est là ! Départ dans dix minutes. Qui n’a pas encore récupéré son badge ?». La question de la distribution réglée, nous rejoignons la file d’attente déjà formée par les touristes. Elle va jusqu’au nouveau car, dont un monsieur très musclé contrôle l’accès. Il passe tous les visiteurs au détecteur.
  - Ce bus doit être vraiment exceptionnel, me souffle Djès. Tu as vu la sécurité ?


13:30 Le premier monté à l’intérieur, je me retourne vers lui :
  - Dedans, c’est deux fois mieux ! Il y a des écrans de télévision et des sièges très confortables avec des climatiseurs au-dessus !
Je reprends la place derrière le chauffeur restée libre. Djès s’installe derrière moi parce qu’une dame de grande corpulence occupe déjà le siège d’à côté. Elle semble comme moi, beaucoup apprécier la douceur des fauteuils.
Le car au complet, deux hôtesses montent. Le monsieur de la sécurité les suit. Il arpente le couloir central en inspectant les rangs. «Bonne visite à tous !» lance-t-il avant de redescendre. La portière se referme et le bus démarre.

13:40 Une des hôtesses prend le micro et règle le haut-parleur :
  - Bonjour. Je m’appelle Clara, voici ma collègue Magda et notre chauffeur, Monsieur Gilbert. Nous allons faire ensemble le circuit Soyouz avec un crochet par le site de lancement d’Ariane. Nous passons près de la maquette grandeur nature de la fusée que vous avez certainement remarquée en arrivant au centre spatial.


L’apercevez-vous par la fenêtre ? Quelqu’un a-t-il une idée du nombre de mètres qu’elle mesure ?
  - 30 mètres ! hasarde un touriste.
  - Monsieur, en êtes-vous bien certain ?
  - 40 mètres ! renchérit un autre.
  - Cette maquette d’Ariane 5 fait exactement entre 50 et 57 mètres !
Surpris, je sors aussitôt de ma poche, mon bic et mon calepin pour prendre des notes.

13:55 Clara n’arrête plus de nous poser des questions :
  - Connaissez-vous l’histoire du centre spatial guyanais ? 
Je lève le doigt :

  - Il a été créé en 1964 et il a connu plusieurs échecs. Dans les années 80, une fusée a même explosé !


Elle sourit :

  - Je constate qu’il y a dans ce bus des personnes d’une grande culture ! Clara nous raconte alors l’histoire du CNES avec ses victoires et ses échecs :  

  - Au départ, la base spatiale se trouvait en Algérie mais la poursuite des recherches a été empêchée par certains problèmes. Se posait donc la question du choix du nouveau site de lancement. La France possédait plusieurs territoires possibles parmi lesquels la Guyane, la Martinique et la Guadeloupe. Le gouvernement a finalement décidé de délocaliser sa base d’Algérie en Guyane. Savez-vous pour quelles raisons la Guyane a été choisie ?
Je relève le doigt :
  - La Guyane se situe près de l'Atlantique, ce qui permet à la fusée de bien s’envoyer en l’air !
Bravo jeune homme.


14:15 Les touristes assaillent Clara de questions : 

  - Quel type de satellites les fusées envoient-elles sur orbite ? 

  - Le plus souvent, des satellites de communication.

  - Est-ce que les fusées ne polluent pas trop ?

  - Nous verrons au retour dans le bus, un film sur le sujet. 

  - Est-ce qu’un lancement coûte cher ?

  - Si cher que ta vie entière ne suffira pas à te le payer ! s’esclaffe un des passagers.
Dans le car, tout le monde rigole.

14:30 Nous roulons toujours vers Soyouz sur la route de l’espace. Clara reprend :
  - La superficie du centre spatial est à peu près celle de l’île de la Martinique. Sur votre gauche, vous pouvez maintenant apercevoir deux bâtiments en forme de L...


Un touriste arrivé du fond l’interrompt brusquement : 

  - Madame, nous nous gelons à l’arrière. Pourrait-on arrêter la clim ? Ma femme n’arrête pas d’éternuer depuis notre départ. 

  - Monsieur, si nous l’arrêtons, nous aurons chaud devant ! Fermez l’arrivée d’air froid au-dessus de vos sièges.

14:45 Notre chauffeur pile brusquement : un barrage de police sur la route. Il ouvre la portière. Deux agents montent. Lunettes de soleil, chemise bleu ciel, pantalon bleu marine, paire de souliers bien cirés. Les policiers inspectent le bus de fond en comble. Djès s’inquiète :
  - Ils recherchent quelqu’un ?

  - Dans le centre spatial, tout est sous contrôle ! nous souffle son voisin. Ils vérifient sans arrêt les autorisations d’accès.
Le bus est comme tétanisé par l’inspection des badges. Lorsqu’il est enfin autorisé à franchir le barrage de police, tout le monde respire.


15:00 Clara explique que nous passons sur une voie ferrée qui permet d’acheminer Ariane depuis sa zone de construction jusqu’à son espace de lancement. Elle ajoute qu’Ariane se déplace à la verticale sur ces rails. J’essaie d’imaginer la scène. À travers la vitre du car, le paysage me caresse le visage. Djès me dit qu’il apprécie toute cette nature qui nous entoure. Nous y sommes très attentifs parce que, depuis la création de la base, il faut des laissez-passer pour emprunter la route de l’espace alors qu’avant, c’était une route nationale tout à fait ordinaire.

15:15 Monsieur Gilbert, notre chauffeur, arrête le moteur. Étonnés de le voir descendre du bus, nous le suivons des yeux. Un mouton paresseux est assis en plein milieu de la route. Il l’attrape dans ses bras. Le petit animal s’agrippe à son cou. Il a l’air complètement effrayé. Monsieur Gilbert le dépose un peu plus loin dans la nature. La visite repart de plus belle jusqu’à ce nouveau contrôle :
  - Mais c’est agaçant à la fin ! s’énervent des touristes.
  - On se calme ! coupe court Clara. Cette fois, les services de sécurité ne monteront pas.


15:30 Quelques kilomètres après, le bus arrive enfin au but de notre visite :

  - Voici le pas de tir de Soyouz. Vous pouvez sortir du car, mais ne vous éloignez pas...
La tour Soyouz est très impressionnante. Elle surplombe un énorme trou qui sert à retenir les particules lourdes rejetées par le lanceur. Clara dit que Soyouz n’est pas transporté à la verticale, mais à l’horizontale. La fusée est mise ensuite debout. Je n’ai pas bien compris comment, et Djès non plus. Nous étions occupés à nous prendre en photo.

15:45 Au retour dans le bus, nous regardons un film sur la construction de la base. Il explique qu’aucun arbre n’a été coupé. Je suis sceptique. Un autre parle de la biodiversité à proximité des installations, mais je n’écoute qu’à moitié. J’ai l'espace dans la tête. Je vois la lune, le soleil, le système solaire. Je croise les satellites, les stations spatiales, les astronautes. Je suis avec Armstrong, Gagarine et Haigneré en plein cosmos.

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